CHAPITRE XVI

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

 

Lors de ma seconde visite à Bradley, je ne ressentais aucune nervosité. Cette perspective me plaisait, au contraire.

« Mettez-vous bien dans la peau du personnage », m’avait recommandé Ginger et je m’efforçais de suivre son conseil.

Mr Bradley me reçut avec un sourire accueillant.

— Très heureux de vous voir, dit-il en me tendant une main grasse. Alors, vous avez réfléchi à votre petit problème ? Je vous l’avais dit : « Prenez votre temps ! »

— C’est justement ce que je ne puis faire. C’est… eh bien… c’est devenu urgent…

Bradley m’observait, notant mon apparente nervosité, mon regard fuyant, ma maladresse à disposer de mon chapeau.

— Voyons un peu ce que nous pouvons faire. Vous désirez prendre un petit pari, n’est-ce pas ? Rien de mieux qu’une petite excitation sportive pour chasser… ses soucis.

Je lui laissai le soin de présenter sa marchandise. Il s’y employa :

— … Vous êtes un peu nerveux. Prudent. J’aime cela. Ne jamais rien dire que votre mère ne saurait entendre ! Peut-être craignez-vous qu’il y ait un mouchard… un microphone, dans mon bureau. Je vous donne ma parole d’honneur qu’il n’en est rien. Notre conversation ne sera enregistrée d’aucune façon. Mais, si vous ne me croyez pas, libre à vous de me citer un endroit de votre choix, un restaurant, une salle d’attente de gare.

Je l’assurai de ma confiance.

— … Très avisé ! Ni vous, ni moi n’avons intérêt à nous mettre dans une situation délicate… du point du vue légal. Voyons un peu. Quelque chose vous tracasse. Vous me trouvez sympathique et vous éprouvez le besoin de vous confier à moi. J’ai beaucoup d’expérience et je saurai vous donner un conseil. Un ennui partagé est plus léger à supporter. N’est-ce pas votre avis ?

Ce l’était et je lui contai mon histoire avec une certaine hésitation.

Mr Bradley était fort habile. Il me venait en aide, offrait le mot juste, aplanissait une phrase difficile. Il avait un tel talent que je n’éprouvai plus aucune peine à lui dire mon amour de jeunesse pour Doreen et notre mariage secret.

— C’est si fréquent ! soupira Bradley en hochant la tête. Un jeune homme nourri d’idéal, une délicieuse jeune fille. Et vous voilà époux pour le reste de votre vie… Qu’en est-il advenu ?

Là, j’évitai les détails. Je lui brossai seulement un tableau de la désillusion du jeune fou se rendant compte de son erreur.

Je lui laissai croire que nous nous étions séparés sur une querelle. Tant mieux si Bradley en conclut que ma femme s’était enfuie avec un autre homme.

— … Mais, dis-je avec vivacité, bien que n’étant pas exactement telle que je l’avais crue, elle était vraiment charmante. Jamais je ne me serais imaginé qu’elle… enfin qu’elle agirait de cette façon.

— Que vous a-t-elle fait exactement ?

— Ce qu’elle avait fait ? Elle était revenue !

— … Que pensiez-vous qu’elle était devenue ?

— Je… cela paraît incroyable… mais je ne pensais à rien. J’étais inconsciemment persuadé de sa mort.

Bradley hocha la tête.

— Une idée correspondant à vos désirs. Pourquoi serait-elle morte ?

— Elle ne m’a jamais donné aucun signe de vie.

— En fait, vous vouliez l’oublier complètement ?

— Oui, admis-je. Et je ne voulais pas me remarier.

— Et, maintenant, vous avez changé d’avis ?

— Eh bien…

— Allons, dites tout au papa Bradley, insista l’odieux personnage.

J’avouai avoir envisagé cette possibilité, dernièrement. Mais, obstinément, je me refusai à lui donner aucun détail concernant la jeune fille de mon choix.

Il n’insista pas.

— Quoi de plus naturel, cher monsieur ? Vous avez oublié votre triste expérience de jeunesse, trouvé enfin la compagne idéale, capable de partager vos goûts littéraires et d’apprécier votre façon de vivre.

Il connaissait Hermia ! À la réception de ma lettre lui demandant rendez-vous, Bradley avait fait une enquête, appris que je n’avais qu’une amie proche.

— Et un divorce ? dit-il. N’est-ce pas la solution la plus simple.

— Pas question. Elle… ma femme, ne veut pas en entendre parler.

— Oh ! là, là ! Quelles sont ses intentions à votre égard ? Si je puis me permettre cette question ?

— Elle… elle veut reprendre la vie commune. Elle se montre très déraisonnable… elle sait qu’il y a quelqu’un et… et…

— Quelle vilaine attitude… il me semble pas y avoir beaucoup de solutions… à moins que… bien sûr… mais elle est jeune encore…

— Elle vivra encore des années, dis-je, amer.

— Oh ! on ne sait jamais, cher monsieur. Elle habitait à l’étranger, m’avez-vous dit ?

— À ce qu’il paraît. Je ne sais pas où.

— En Orient, peut-être. Il arrive que l’on attrape un microbe, dans ces contrées… il ne se manifeste pas et, brusquement, le retour au pays, un changement de climat, et il fait des siennes. J’ai connu deux ou trois exemples. Cela peut se produire dans le cas qui nous occupe. Si cela peut vous rassurer, je suis prêt à parier une petite somme là-dessus.

Je secouai la tête.

— Elle vivra cent ans !

— Votre position semble plus sûre que la mienne, mais j’en cours le risque. Quinze cents contre un que la dame mourra avant Noël. Qu’en dites-vous ?

— Beaucoup plus tôt ! Je ne puis attendre. Il y a…

Je jouai l’incohérence. Crut-il que mes relations avec Hermia en étaient arrivées à un point qu’il ne fallait plus perdre une minute… que ma « femme » avait menacé de faire un scandale ; que j’avais un rival auprès d’Hermia ? Peu m’importait.

— Cela modifie un peu la mise, dit-il. Disons donc à mille huit cents contre un que votre femme aura pris le départ d’ici un mois. J’en ai le pressentiment.

« Le moment était venu, pensai-je, de marchander. » Je ne disposais pas d’une pareille somme et le lui dis. Mais Bradley s’était renseigné et connaissait mes disponibilités, en cas d’urgence. Il savait aussi que Hermia avait de l’argent et me laissa entendre – avec délicatesse – qu’une fois marié, je ne regretterais pas mon pari. D’autre part, ma hâte l’avait placé dans une situation privilégiée. Il n’entendait pas céder.

Je signai donc une sorte de contrat rédigé en style notarial incompréhensible au commun des mortels.

— Ce document me lie-t-il, du point de vue légal ? demandai-je.

— Je ne crois pas, répondit Bradley en m’exhibant ses dents éblouissantes, qu’on doive en faire état. Un pari reste un pari. Si l’on n’observe pas la parole donnée… Nous n’aimons pas les tricheurs. Mais je suis persuadé que l’idée ne vous en viendrait pas, cher monsieur. À présent, parlons un peu des détails. Mrs Easterbrook se trouve, dites-vous, à Londres ? Où exactement ?

— Est-il nécessaire que vous le sachiez ?

— Absolument. Il faut aussi prendre rendez-vous avec Miss Grey… vous vous souvenez d’elle ?

Si je m’en souvenais !

— … Une femme étonnante. Très douée. Elle voudra avoir un objet ayant appartenu à votre femme… un gant… un mouchoir.

— Mais pourquoi donc ?

— Ne me le demandez pas. Je n’en ai pas la moindre idée. Miss Grey garde ses secrets.

— Mais que se passera-t-il ? Que fera-t-elle ?

— Croyez-moi, je l’ignore. Je ne sais rien et je ne veux rien savoir !

Il marqua un temps d’arrêt et reprit sur un ton paternel.

— … Voici ce que je vous conseille de faire. Rendez visite à votre femme. Amadouez-la, laissez-lui croire que vous envisagez une réconciliation. Faites-lui entendre que vous devez vous rendre à l’étranger pour quelques semaines, mais qu’à votre retour… Vous vous emparez discrètement d’un objet fréquemment porté par votre femme et vous vous rendez à Much Deeping… Voyons… vous m’avez dit avoir des amis ou des parents dans le voisinage ?

— Une cousine.

— Voilà qui simplifie la question. Elle vous recevra sans nul doute un jour ou deux.

— Que fait-on d’habitude ? On descend à l’auberge du village ?

— Il me semble. Ou on se rend à Bournemouth… je ne sais pas au juste. Vous dites à votre cousine vouloir participer à une des séances du Cheval pâle. Cela n’étonnera personne. Tout le monde proclame que le spiritisme est de la folie et chacun s’y intéresse. Ce sera tout, cher monsieur, comme vous le voyez, c’est simple…

— Et… et ensuite ?

Il hocha la tête en souriant.

— Je n’en sais pas davantage. Miss Grey se charge du reste. N’oubliez pas le gant, ou le mouchoir. Après coup, je vous conseille un petit voyage. La Riviera italienne est fort agréable à cette époque de l’année.

J’entendais rester en Angleterre et le lui dis.

— Bon, bon, mais surtout pas à Londres !

— Pourquoi cela ?

Bradley me lança un regard de reproche.

— Nous garantissons à nos clients une… totale sécurité s’ils obéissent aux ordres.

— Et Bournemouth ? Cela irait-il ?

— Oui, cela conviendrait. Descendez à l’hôtel, faites-vous quelques relations, montrez-vous avec elles. Vous pouvez toujours aller à Torquay si vous en avez assez de Bournemouth.

Il parlait avec l’affabilité d’un employé d’agence de voyages.

Une fois encore il me fallut serrer sa main grasse.

Le cheval pâle
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